La procrastination cérébrale à l’ère du tout-génératif

La procrastination cérébrale à l’ère du tout-génératif

Mélange de carnet de pensée et de mini-essai introspectif

Je deviens experte en esquives mentales. J’ouvre un prompt comme on avale un anxiolytique léger : pour que la pensée cesse de faire bruit. Je travaille beaucoup, mais je diffère l’essentiel : me confronter à ce que je veux vraiment dire. L’IA soulage la charge opérationnelle et alourdit le reste : la décision, le sens, le courage d’assumer une idée. Je ne remets pas l’écriture à demain. Je remets la pensée à plus tard.

Le confort qui tétanise

Je fais un métier où il faut nommer vite, beaucoup et bien. L’IA générative a d’abord été une délivrance : moins de temps à fabriquer des premiers jets, plus d’espace pour réfléchir. Mais l’espace ne s’est pas rempli de pensée. Il s’est rempli de tâches supplémentaires. Plus je déléguais l’exécution, plus on m’en confiait. La productivité m’a rendue performante et paradoxalement hésitante : j’avance, mais je suspends le moment où je tranche. Ce report n’est pas de la paresse. C’est une procrastination cérébrale : je repousse l’effort de sens.

Et parfois, ce que je repousse aussi, c’est l’effort d’apprentissage.
Je ne sais pas faire, alors je fais faire.
La délégation cognitive devient un automatisme : l’IA ne sert plus à accélérer ce que je sais, mais à éviter ce que je ne maîtrise pas encore.
Le problème, c’est que l’on ne monte pas en compétence par procuration.
On s’éloigne du geste, du raisonnement, de l’intuition lente.
L’outil apprend pour moi, à ma place, et je me contente de relire les conclusions.
Ce n’est pas une paresse consciente — c’est une économie du temps qui érode la mémoire des savoirs.
À force de générer sans comprendre, on devient utilisateur d’intelligences étrangères.

Cette désintermédiation du savoir est la nouvelle fracture cognitive : nous avons accès à tout, mais nous n’assimilons plus rien. Le temps autrefois consacré à comprendre s’évapore dans le flux des productions. Nous consommons des synthèses comme on respire des données : vite, sans digestion.

Il m’arrive de rester figée devant un prompt. Non pas par manque d’idées, mais par excès de possibles. La tétanie mentale n’est pas l’absence de ressources ; c’est la saturation du système. Trop de signaux, trop d’attentes, trop d’options. Dans ce brouillard, demander à la machine “une base” devient un geste réflexe. Le soulagement est réel. La dépendance aussi.

Phénoménologie d’une esquive : externaliser le doute

Description du geste. Je formule une intention, l’outil déroule. Ce qui est contourné n’est pas le travail, mais la friction cognitive : hésiter, éliminer, choisir. La génération pré-remplit l’espace symbolique, comme un meuble posé au milieu d’une pièce : on circulera autour. On ne poussera plus les murs.

Effets mesurables dans mon quotidien :

  1. Compression du temps de maturation. La latence mentale (ruminer, laisser infuser, revenir) se réduit.
  2. Déplacement du coût cognitif. Moins d’effort d’activation, plus d’effort d’évaluation. Lire, cribler, arbitrer.
  3. Illusion de clôture. Un texte existe ; donc “c’est avancé”. Le statut d’esquisse devient livrable par défaut.

C’est ici que la tétanie apparaît. Dans le flux accéléré, la décision finale se renvoie de micro-tour en micro-tour. On itère sans engager. La pensée se tient à distance d’elle-même. Le résultat est fonctionnel, parfois bon, rarement nécessaire.

Hypothèse de travail : la procrastination cérébrale est une stratégie d’économie psychique dans des environnements de demande infinie. On économise le doute au profit de livrables. Le système récompense l’output, pas la consistance interne.

L’hyperproductivité fabrique des cerveaux immobiles

Côté entreprise, la métrique reine est la cadence. L’IA agit comme un multiplicateur : plus de drafts, plus de decks, plus de messages. La promesse tenue est la vitesse. Le prix payé est l’indétermination. On itère davantage parce que l’itération coûte moins. On décide moins parce que chaque décision expose davantage.

Trois mécanismes observables :

  1. Multiplexage des rôles. Chacun devient multi-tâches. Le cerveau commute, perd la continuité narrative, compense par des générateurs.
  2. Inflation des attentes. Ce qui prenait un jour doit prendre une heure. Le gain se transforme en dette chronique.
  3. Érosion du sens. On optimise la chaîne de production sans interroger la finalité. Sprint vers où ? Vers un indicateur toujours reconduit.

Conséquence subjective : un burnout cognitif discret. Pas l’effondrement spectaculaire, mais une ossification intérieure. On avance beaucoup pour éviter d’affronter la question centrale : qu’est-ce qui mérite d’être produit, au prix de quoi, et pour qui ? Dans ce contexte, la procrastination cérébrale est moins un défaut individuel qu’une réponse adaptative à un milieu qui valorise la vitesse sur la vérité des intentions.

La vitesse contre le sens

L’accélération ne se mesure plus à l’échelle de la production, mais de la pensée.
Je vois chaque jour des cerveaux en surcharge chercher refuge dans la rapidité, comme si aller vite dispensait de ressentir la fatigue.

La vitesse anesthésie autant qu’elle surstimule.
Elle engourdit la pensée tout en excitant le système nerveux.
Le corps croit avancer, le cerveau croit produire, mais en réalité tout tourne à vide.
Ce trop-plein d’activité mentale masque un appauvrissement du sens.
On n’est plus fatigué de faire : on est fatigué d’être sollicité.

L’entreprise moderne célèbre la réactivité : répondre vite, livrer tôt, rebondir sans délai.
Mais ce réflexe permanent empêche la décantation.
Or, le sens naît de la décantation.
À force de remplir le temps, on le supprime.
À force d’optimiser, on neutralise l’intuition, cette part non mesurable de la pensée qui fait le lien entre les choses.

Le résultat, c’est une société en sprint permanent vers un horizon flou.
L’IA, dans ce contexte, n’est pas coupable — elle est révélatrice.
Elle expose l’absurdité du système : si tout peut aller plus vite, alors rien ne justifie de ralentir.
Le progrès devient un devoir, non une direction.
La productivité n’est plus un moyen, mais une identité.

Et dans cette confusion, je sens parfois le sens me glisser entre les doigts.
Je termine une tâche (ou je la laisse doucement mourir dans les limbes d’une to-do sans fin), j’en commence dix autres.
Les journées s’additionnent, mais ne s’impriment plus.
Tout est fluide, tout est efficace, et pourtant plus rien ne marque.
C’est cela, peut-être, la forme contemporaine du vide : une efficacité sans empreinte.

Réapprendre la friction mentale

J’essaye.

J’essaie de réintroduire de la lenteur.
Pas celle du loisir, mais celle de la pensée qui résiste.
Je m’interdis parfois le réflexe du prompt.
Je laisse revenir la gêne, l’incertitude, la rature.
J’accepte de ne pas savoir où je vais, de tourner autour d’une idée sans la figer.
Ce n’est pas confortable.
Mais c’est dans cet inconfort que se reforme une qualité d’attention que la vitesse avait dissoute.

Le cerveau, comme le muscle, a besoin de résistance pour se renforcer.
Or, tout dans notre environnement numérique conspire à la supprimer.
L’IA nous tend des raccourcis avant même que nous ayons cherché la porte.
Elle nous fait croire qu’apprendre, c’est accéder.
Mais comprendre, c’est ralentir.
C’est rester longtemps dans la zone d’imprécision avant la clarté.

La friction, c’est l’effort invisible de l’esprit : cette tension entre ce qu’on sait et ce qu’on pressent.
Supprime-la, et il ne reste qu’une succession de conclusions creuses.
La vitesse sans résistance ne crée pas du mouvement : elle fabrique de l’érosion.

Je crois qu’il faut réapprendre la sobriété cognitive.
Penser moins souvent, mais plus profondément.
Se protéger du réflexe de “réponse immédiate”.
Cultiver la lenteur non comme refus du progrès, mais comme hygiène mentale.
La lenteur n’est pas un frein. C’est un filtre.
Elle permet de distinguer ce qui mérite d’être pensé de ce qui ne fait que passer.

La lucidité comme acte de résistance

J’ai peur du confort qu’elle installe.
De cette douce abdication de l’effort intellectuel sous couvert d’efficacité.
De cette nouvelle forme de fatigue : celle d’un cerveau qui s’exécute parfaitement mais ne comprend plus ce qu’il fait.

La procrastination cérébrale n’est pas un défaut personnel.
C’est un réflexe d’adaptation dans un monde où la pensée lente devient suspecte.
Nous avons appris à tout déléguer — sauf la responsabilité du sens.
Et c’est peut-être là que se joue notre marge de liberté : dans la façon de choisir quand et pourquoi penser encore par nous-mêmes.

La lucidité devient alors un acte de résistance.
Résister, c’est garder en soi une zone de lenteur, une réserve de silence.
C’est accepter que tout gain de temps soit une perte potentielle de profondeur.
C’est refuser que l’intelligence devienne un service externalisé.

Penser prend du temps, et ce temps-là n’est pas du temps perdu.
Parce qu’au fond, ce n’est pas la lenteur qui nous menace,
c’est l’amnésie.
Et qu’un cerveau qui ne prend plus le temps de penser finit par travailler sans savoir pourquoi.

Et si la pensée libre n’était plus l’enjeu de la censure, mais celui de l’algorithme ?

Et si la pensée libre n'était plus l'enjeu de la censure, mais celui de l’algorithme

I. La fin de la censure classique ?

Nous avons longtemps pensé la liberté d’expression sous le prisme de la censure. Celle d’un pouvoir politique, d’un régime autoritaire, d’une force coercitive capable d’interdire, de supprimer, de faire taire. Le Web a été pendant des années un espace de débordement, de contournement, de libération. La pensée libre s’y exerçait parfois maladroitement, souvent bruyamment, mais toujours avec une forme de vivacité.

Mais si aujourd’hui, ce n’était plus la censure qui menaçait la liberté de penser ?

Et si la menace était plus douce, plus invisible, plus technique ?


II. Le règne de la suggestion : penser dans les marges du prévisible

Les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les IA génératives n’interdisent rien (ou pas grand chose) . Mais ils orientent tout. Chaque réponse proposée, chaque lien suggéré, chaque résumé pré-mâché vient modéliser, à bas bruit, notre façon de chercher, de comprendre, de croire.

Quand je pose une question à ChatGPT, je ne cherche plus vraiment. Je reçois. Je consomme. Et je fais confiance.

 Que se passe-t-il si je laisse l’IA me guider systématiquement ? Suis-je encore l’auteur de mes explorations intellectuelles, ou un simple lecteur passif d’un monde généré pour moi ?

Ce glissement est pernicieux : il ne repose pas sur l’entrave, mais sur le confort. Il me soulage de l’effort cognitif. Il m’épargne le doute, le conflit, la nuance. Il présume ce que je veux savoir. Il prédit ma curiosité. Et parfois, il la court-circuite.

« Lorsque les filtres deviennent invisibles, nous cessons de les remettre en question. » — Eli Pariser, « The Filter Bubble »

La bulle de filtres selon Eli Pariser

Selon Pariser, la « bulle de filtres » désigne à la fois le filtrage de l’information qui parvient à l’internaute par différents filtres ; et l’état d’« isolement intellectuel » et culturel dans lequel il se retrouve quand les informations qu’il recherche sur Internet résultent d’une personnalisation mise en place à son insu.

III. Le web était un labyrinthe. Il devient un tunnel.

Là où nous naviguions dans l’hypertexte, nous empruntons désormais des chemins fléchés. L’algorithme ne me bloque pas l’accès à une idée : il me propose autre chose avant même que j’en ai le besoin. Il m’entraîne vers le contenu le plus engageant, le plus lisse, le plus conformément utile.

Exemple : en 2024, Google SGE commence à afficher directement les réponses générées par IA avant même les résultats classiques. Sur certaines requêtes, plus aucun lien organique n’apparaît au-dessus de la ligne de flottaison. L’utilisateur n’est plus dirigé vers des sources, mais vers des synthèses automatisées.

Nous n’explorons plus. Nous validons. Nous approuvons. Nous poursuivons des réponses que quelqu’un d’autre — ou quelque chose d’autre — a décidé de nous afficher.

« Ce qui est appelé transparence numérique ne signifie pas que le caché est rendu visible. Elle met simplement à disposition ce qui est déjà visible. Elle n’offre donc pas une plus grande liberté, mais une plus grande efficacité. »

Byung-Chul Han, Dans la nuée, Actes Sud, 2015, p. 51

La critique de la transparence par Byung-Chul Han

Pour Han, la promesse d’un monde numérique transparent est une illusion. Ce qui est présenté comme un gain de liberté est en réalité un nouveau système de contrôle : fluide, auto-imposé, optimisé. La transparence algorithmique ne révèle pas, elle sélectionne. Et ce qu’elle rend visible est souvent ce que le système juge pertinent, non ce qui est nécessaire à penser.


IV. Ce que les algorithmes nous empêchent de rencontrer

De par un contexte façonné par l’hyperlibéralisme

Il serait naïf de croire que l’évolution actuelle des moteurs de recommandation et des IA génératives est neutre ou purement technique.

Ces dispositifs se sont développés dans un écosystème profondément marqué par l’hyperlibéralisme : un régime économique et culturel où l’individu est considéré comme un entrepreneur de soi, où toute interaction devient transaction, et où l’information est avant tout un produit à rentabiliser.

Qui considère l’audience comme valeur marchande

Dans un tel système, la visibilité devient une valeur marchande. Ce qui est mis en avant n’est pas ce qui est le plus vrai, mais ce qui est le plus cliquable, le plus engageant, le plus rentable. L’attention humaine, ressource rare, devient l’objet d’une captation systématique : elle est comptée, monétisée, exploitée. Le moteur de recherche ou l’IA ne sont pas des bibliothécaires neutres : ce sont des acteurs économiques insérés dans une logique de marché, où la donnée, l’audience et le temps de cerveau disponible sont les nouvelles devises.

Et l’attention comme ressource capturée

Cette logique de rendement permanent affaiblit ce que Bernard Stiegler appelait des dispositifs de transindividuation, ces milieux symboliques où la pensée collective s’élabore lentement, dans la contradiction, le détour, le conflit. L’hyperlibéralisme ne censure pas. Il submerge. Il rend les contre-pouvoirs inaudibles, non pas parce qu’ils sont interdits, mais parce qu’ils sont dilués dans un flux continu de contenus plus compatibles avec la logique de performance.

Avec comme résultante la disparition des « marginaux »

Dans un monde indexé sur la pertinence supposée, les contenus dits marginaux, complexes, non alignés, disparaissent des radars. Pas parce qu’ils sont interdits, mais parce qu’ils sont ignorés — jugés trop faibles statistiquement pour être détectés, repris ou diffusés dans l’espace numérique dominant.

Les IA génératives ne sont pas neutres. Elles sont formées sur du contenu dominant, synthétisent ce qu’elles connaissent et répètent ce qui a déjà été pensé. Cela produit un effet d’écrasement : ce qui n’a pas de trace statistique dans le corpus d’apprentissage… n’existe tout simplement pas.

« Ce qui est numériquement faible devient symboliquement nul. »

Bernard Stiegler, « Pharmacologie du numérique »

Exemple :

Un article universitaire inédit ou une thèse peu relayée a peu de chances d’être “comprise” par une IA générative non fine-tunée. À l’échelle de la connaissance, cela produit un effet d’écrasement : ce qui n’a pas de trace statistique dans le corpus d’apprentissage… n’existe tout simplement pas.


V. L’entre-soi algorithmique : quand la diversité s’efface

Les algorithmes nous montrent ce qu’ils estiment pertinent. Mais cette pertinence est calculée à partir de nos historiques, de nos préférences passées, de nos habitudes. Ainsi se forme une boucle : plus nous consommons un certain type de contenu, plus ce même type nous est proposé. Le résultat ? Un entre-soi cognitif.

Nous sommes progressivement enfermés dans des environnements informationnels homogènes, où la diversité des idées, des voix, des approches, tend à disparaître. Ce phénomène n’est pas nouveau — les réseaux sociaux l’ont initié — mais les IA génératives, par leur capacité à synthétiser “ce que tout le monde pense”, l’amplifient.

Réflexion :

Que se passe-t-il quand on ne lit plus que ce qui nous ressemble ? On s’éloigne du débat. On se prive de la contradiction. Et on finit par croire que notre vision du monde est universelle.

« Une démocratie qui élimine le dissensus cesse d’être pleinement démocratique. »

Chantal Mouffe, Agonistics: Thinking the World Politically, 2013

Les IA ne filtrent pas par idéologie, mais par optimisation. Ce qu’elles proposent n’est pas neutre : c’est calculé pour plaire. Et ce qui ne plaît pas, ce qui dérange ou déplace, est naturellement écarté. L’entre-soi devient un standard algorithmique.

Étude à l’appui : phénomène documenté par l’UCL et l’ASCL

En 2023, une étude conjointe de l’University College London (UCL) et de l’Association of School and College Leaders (ASCL) menée auprès de plus de 1 000 adolescents de 13 à 17 ans révèle que les algorithmes de plateformes comme TikTok exposent les jeunes (déterminés masc.) à des contenus misogynes en moins de 15 minutes de navigation passive. Ce mécanisme d’amplification, qui part souvent d’interactions banales, enferme progressivement les utilisateurs dans des bulles idéologiques homogènes — sans qu’ils en aient conscience.

Source : Safer Scrolling – ASCL/UCL, 2023


VI. La nouvelle forme de la pensée libre

Peut-être que désormais, penser librement ne consiste plus à parler fort. Mais à résister à la prédiction. À cultiver le décalage. À s’entraîner à la dissonance.

Réflexion :

Comment rester curieux, curieuses dans un monde où l’on ne vous propose que ce que vous êtes censé vouloir ?

Chercher autrement. Lire ce qui n’est pas suggéré. Explorer ce qui ne semble pas “optimisé”. Penser librement, c’est refuser que son cheminement intellectuel soit balisé d’avance. C’est se méfier de la fluidité. C’est cultiver l’inconfort.

Qu’est-ce que la disruption ?

La « disruption » est un concept popularisé par Clayton Christensen pour désigner un changement radical de paradigme, souvent technologique, qui bouleverse un marché établi. Dans le contexte des algorithmes et de l’IA, la disruption ne concerne pas seulement des modèles économiques, mais aussi notre manière d’accéder à l’information, de penser, de débattre. Elle transforme les conditions mêmes du dialogue social et intellectuel, en imposant de nouvelles logiques de visibilité, de vitesse et de simplification.


Ouverture

La pensée libre ne s’oppose plus à la censure. Elle s’oppose à l’anticipation. Et si la plus grande forme de liberté, aujourd’hui, était de penser ce que l’algorithme n’avait pas vu venir ?

Deepfakes, algorithmes et radicalisation : l’IA, nouvelle arme des idéologies extrêmes

intelligence artificielle deepfake désinformation

Nous le sentons toutes et tous, aujourd’hui, la frontière entre vérité et manipulation semble particulièrement ténue. L’intelligence artificielle, loin d’être un simple outil d’innovation, s’impose comme une technologie stratégique dans l’élaboration et la diffusion de l’information.

Des deepfakes (vous avez peut-être entraperçu le faux discours de Barack Obama en 2018, ou encore Volodymyr Zelensky appelant à la reddition en 2022…) aux algorithmes de recommandation, les technologies numériques ne se contentent plus d’influencer l’opinion : elles façonnent activement les discours, exacerbent les tensions sociétales et redéfinissent le paysage politique et idéologique.

Dans un monde où la viralité prime sur la véracité, l’IA devient une arme redoutable, capable de structurer des récits et d’accélérer la radicalisation des idées. Ce phénomène, déjà bien implanté, interroge nos démocraties et nous oblige à repenser les fondements mêmes du débat public.

IA et deepfakes : un enjeu majeur dans la guerre de l’information

L’intelligence artificielle n’est plus seulement un outil d’optimisation marketing ou d’automatisation des tâches, elle est aussi une arme redoutable dans le champ de la désinformation. Les deepfakes, ces vidéos truquées capables de faire dire ou faire faire n’importe quoi à n’importe qui, se perfectionnent à une vitesse inquiétante. Leur diffusion massive peut altérer la perception du réel et manipuler l’opinion publique.

Les campagnes de désinformation exploitent ces technologies pour créer des narratifs trompeurs – qu’il s’agisse de diffamer une personnalité publique, de manipuler une élection ou de façonner des idéologies à des fins stratégiques. Une étude menée par le MIT, intitulée « The Spread of True and False News Online » (2018), a démontré que les fake news se propagent six fois plus rapidement que les informations vérifiées, exacerbant la polarisation de l’opinion publique.

​Source : media.mit.edu

Comment les algorithmes peuvent manipuler l’opinion (et comment s’en prémunir)

Les algorithmes jouent un rôle crucial dans la diffusion de l’information, mais aussi dans sa manipulation. Ils favorisent l’engagement au détriment de la véracité, amplifiant parfois involontairement les contenus polémiques ou trompeurs. Cela pose un dilemme aux sociétés démocratiques : comment contrer ces logiques algorithmiques sans basculer dans la censure ?

Quelques bonnes pratiques pour limiter les risques :

  • Surveiller la propagation des narratifs trompeurs* : développer des outils de fact-checking basés sur l’IA pour contrer les fake news en temps réel. Des initiatives comme celles de l’Observatoire Européen des Médias Numériques permettent déjà d’identifier ces dérives.
  • Renforcer la littératie numérique : sensibiliser les citoyens aux mécanismes de manipulation digitale. L’UNESCO a lancé plusieurs programmes éducatifs pour lutter contre la désinformation en ligne, détaillés dans leur rapport « L’UNESCO travaille pour réduire la désinformation ».​
  • Réguler les plateformes sans entraver la liberté d’expression : un équilibre difficile mais essentiel à trouver. Des propositions comme le Digital Services Act de l’Union Européenne visent à responsabiliser les géants du numérique.

*Un narratif trompeur est un récit ou une présentation des faits délibérément construits pour induire en erreur, manipuler l’opinion publique ou servir des intérêts spécifiques. Ces narratifs peuvent prendre la forme de fausses informations, de théories du complot ou de récits biaisés qui déforment la réalité. Ils exploitent souvent des émotions fortes, des préjugés ou des lacunes dans les connaissances du public pour se propager efficacement.

L’exemple du pape en doudoune est un cas emblématique de narratif trompeur alimenté par l’intelligence artificielle. En mars 2023, une image hyperréaliste du pape François vêtu d’une énorme doudoune blanche de style « streetwear » a circulé massivement sur les réseaux sociaux. Beaucoup d’internautes ont cru à une vraie photo, alors qu’il s’agissait en réalité d’une image générée par Midjourney, un outil d’IA générative spécialisé dans la création d’images ultra-réalistes.

L’IA et la radicalisation des discours : un levier pour les courants masculinistes et identitaires

Les mutations culturelles actuelles ne sont pas épargnées par la désinformation algorithmique. Les mouvances masculinistes, par exemple, exploitent les dynamiques des réseaux sociaux pour diffuser des discours victimaires et politiser les tensions de genre.

Une enquête menée par France Inter en avril 2024 a révélé que YouTube, via son algorithme de recommandations, expose progressivement les jeunes hommes à des contenus de plus en plus extrêmes liés aux mouvances masculinistes. Ce phénomène, documenté dans le podcast Le Zoom de la rédaction, met en lumière comment la plateforme peut jouer un rôle actif dans la radicalisation des discours en orientant les utilisateurs vers des vidéos aux thématiques toujours plus polarisées et controversées.

L’IA (ou plutôt les processus déterminés par des humains qui utilisent l’IA) alimente ainsi des bulles idéologiques où les discours racistes, antiféministes et identitaires trouvent un terreau fertile, renforçant les divisions sociétales.

L’étude Computational Propaganda and Misinformation: AI Technologies as Tools of Media Manipulation (2023) met en lumière la manière dont ces phénomènes sont amplifiés par les algorithmes des grandes plateformes.​

Les plateformes doivent-elles intervenir pour limiter cette influence, au risque d’être accusées de censure ? C’est tout l’enjeu des régulations en cours, qui tentent de limiter la manipulation algorithmique tout en respectant les principes de liberté d’expression.

Biais algorithmiques et reflet de la société

Les intelligences artificielles qui alimentent les plateformes numériques ne sont pas neutres : elles apprennent à partir de vastes ensembles de données, souvent marqués par les biais inhérents à la société qui les produit. Le machine learning et le deep learning reposent sur des modèles d’apprentissage statistique qui, s’ils ne sont pas correctement encadrés, peuvent amplifier des inégalités existantes et favoriser la diffusion de contenus polarisants.

Les biais algorithmiques sont visibles dans plusieurs aspects du numérique : des résultats de recherche qui renforcent des stéréotypes aux recommandations de contenu qui enferment les utilisateurs dans des bulles idéologiques. Par exemple, les algorithmes de recommandation des réseaux sociaux ont tendance à proposer des contenus qui suscitent le plus d’engagement, favorisant ainsi les contenus émotionnellement chargés et polarisants, souvent au détriment de la nuance et de la véracité.

Ce phénomène est amplifié par le principe du renforcement algorithmique : plus un utilisateur interagit avec un certain type de contenu, plus l’algorithme lui en proposera de similaires, créant ainsi une boucle d’exposition qui peut mener à la radicalisation des opinions. C’est ainsi que des individus peuvent être exposés progressivement à des idées extrêmes sans recherche active de leur part.

La prise de conscience de ces biais est essentielle pour développer des IA plus transparentes et éthiques. Des initiatives telles que la mise en place de régulations sur la transparence des algorithmes ou l’intégration de garde-fous dans les modèles d’apprentissage sont en cours, mais elles se heurtent à des intérêts économiques et à la complexité de la gouvernance numérique à l’échelle mondiale.


L’IA est un formidable levier d’innovation, mais elle ouvre également la porte à des dérives sans précédent. Dans ce nouvel échiquier digital où la vérité est malléable, les sociétés, ou plutôt les humains, doivent redoubler de vigilance et s’adapter pour ne pas devenir les victimes de cette guerre invisible.

Surcharge informationnelle, problématique de communication numérique

La surcharge informationnelle, une problématique de la communication numérique

La surcharge informationnelle ou Information Overload, c’est la confrontation des individus à une quantité trop élevée et à un rythme soutenu d’informations quelles qu’elles soient.

Surcharge informationnelle, qu’est-ce que c’est ?

la surcharge informationnelle ou Information Overload ou encore l’infobésité est un concept qui a vu son apparition au début du 21ème siècle. Associé au développement des chaines d’informations continues, on peut aussi le lier à la naissance du web 2.0 et donc de la démocratisation de l’utilisation du numérique comme source d’information et comme source d’expression.

Du lever au coucher, nous sommes confrontés à des images, des sons, des mots en permanence. Au réveil, en France, plus d’un individu sur deux possède le réflexe de regarder son téléphone. Ainsi les notifications nocturnes des différentes applications s’affichent et l’ingestion d’informations (justes ou non) commence.

En 2018, une enquête de Médiamétrie dévoile que plus de 8 personnes sur 10 consultent au moins un média le matin entre 6h et 9h, du lundi au vendredi. Que ce soit via la radio, la télévision, la presse écrite ou autres applications, la consommation consciente ou non d’informations progresse donc avec avidité dans l’esprit des individus.

A l’heure de partir pour rejoindre votre bureau, salle de cours ou tout simplement de « commencer votre journée », vous aurez déjà consulté une dizaine de fois vos réseaux sociaux, vérifié vos emails, lu un article sur le macramé, pu comparer votre salaire avec la moyenne de votre secteur, fait un test de personnalité pour savoir quel personnage de telle ou telle série vous êtes etc…

En 2017, Arnaud Pêtre, chercheur en neuromarketing essaye de déterminer la fréquence d’exposition moyenne d’un individu aux marques. De sa première estimation ressort le chiffre 350. Nous étions en 2007 exposés en moyenne à 350 publicités par jour, ce chiffre ne prenant pas en compte l’exposition simultanée à plusieurs médias. Ajoutez à ce chiffre déjà particulièrement élevé les « nouveaux » usages de consommation mobile et l’omniscience des réseaux sociaux, et vous êtes déjà ensevelis sous une montagne de messages.

Le rôle des réseaux Sociaux dans le concept de surcharge informationnelle

Les réseaux sociaux numériques sont rapidement devenus une porte gigantesque ouverte sur le reste du monde.

En 2022, We Are Social publie un rapport sur les usages numériques qui fait état de chiffres clés pour la population Française notamment. On peut y lire que 80.3% des français utilisent les réseaux sociaux.

Mais la donnée la plus intéressante, c’est le temps passé en ligne par jour, réseaux sociaux compris, soit plus de 5H. (Ne parlons pas ici du phénomène de dépendance envers les réseaux sociaux numériques.)

Au niveau mondial, les données révèlent que le nombre de personnes qui restent « non connectées » à Internet est passé pour la première fois sous la barre des 3 milliards.

L’utilisation active des réseaux sociaux a entrainé de fait la multiplication de la production de contenus sous toutes les formes possibles ainsi que le partage de ces-dits contenus.

L’utilisation passive de ces canaux numériques place l’internaute au cœur d’un énorme marasme d’informations.

Les conséquences sur l’individu de la surcharge informationnelle

Parmi les conséquences directes de la surcharge informationnelle, on note la confusion, la frustration ainsi que la fatigue cognitive . On peut ajouter à cela une montée des problèmes de concentration, le développement du stress et de l’anxiété.

L’état de contemplation pure devient de plus en plus rare. Faites le test, sortez de chez vous et allez vous promener quelque part, en forêt. Combien de temps passerez vous sans vérifier l’écran de votre téléphone.

Créer, produire et diffuser mieux, pas plus

En tant qu’annonceur, vous l’aurez compris, toucher vos cibles, vous démarquer, est devenu une réelle problématique. Le temps d’attention de votre audience est réduit, votre potentiel Momentum dans sa journée, étriqué.

La réponse n’est pas de produire plus et de diffuser votre message au plus grand nombre. Mais bel et bien de produire mieux, de chercher le bon moment. de le faire, après avoir déterminer à qui le diffuser…


En bref, n’oubliez pas de prendre le temps… De prendre le temps.

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